Par ANNIE-PIER COUTURE
Nous avons brandi nos arcs-en-ciel.
Nous avons scandé : « Ça va ben aller ».
Nous avons cru que nous devrions tenir le coup pour 14 petites journées de confinement.
Nous avons inventé des jeux. Des millions de jeux.
Nous avons bricolé comme s’il n’y avait pas de lendemain.
Nous avons écouté religieusement les points de presse quotidien.
Nous avons été suspendus aux lèvres du bon Dr Arruda.
Nous nous sommes soumis aux règles en espérant de toutes nos forces aplatir une courbe terrifiante.
Nous avons expliqué et réexpliqué à nos enfants pourquoi il était maintenant interdit de voir leurs amis.
Nous avons surveillé frénétiquement la liste des entreprises autorisées à rester ouvertes.
Nous avons regardé nos amis perdre leur emploi les uns après les autres.
Nous avons testé la limite de la plate-forme zoom pour répondre aux exigences de télétravail.
Nous avons attendu en rang pour avoir le droit de remplir nos frigos.
Nous avons préparé des milliers de collations.
Nous avons assumé le rôle d’éducatrice, enseignante, parent, cheerleader.
Nous avons répété à nos parents de respecter les règles imposées, même s’ils n’ont pas atteint le chiffre maudit de 70 ans.
Nous avons supplié nos grands-parents de suivre à la lettre la recommandation de confinement.
Nous avons tenté de rendre plus doux l’isolement de tous ceux que nous aimons.
Puis les jours ont passés.
Ils sont devenus des semaines.
Puis des mois.
Le jour de la marmotte dupliqué à l’infini.
Et maintenant ça craque de partout.
L’état d’hyper vigilance qui épuise nos corps.
Le « Ça va ben aller » qui a sacré le camp en même temps que débutait la 1200ème brassée de lave-vaisselle en 30 jours. Celle dont le bruit camouflait le bruit de nos larmes trop longtemps refoulées.
Nos cœurs qui se sentent submergés comme le site de la Prestation Canadienne d’Urgence un 6 avril au matin.
Les enfants qui explosent ou qui implosent.
Les parents qui forcent leur sourire un peu plus chaque jour en espérant que leurs enfants n’y voient que du feu.
Les travailleurs de la santé qui s’épuisent les uns après les autres.
Les travailleurs essentiels qui partent chaque jour la peur au ventre en se répétant comme un mantra le « ça va ben aller » pour se convaincre que leur travail mal rémunéré en vaut la peine plus que jamais.
Les étudiants et enseignants qui hurlent devant un écran en ne voyant pas comment on peut humainement être disposés à apprendre ou à enseigner dans un contexte comme celui-ci.
Les gens qui se réveillent la nuit en se demandant comment ils se relèveront financièrement de cette crise.
Les parents qui se demandent quand reviendra le jour où ils pourront espérer recevoir de l’aide de leur famille.
Les personnes âgées qui se demandent si elles reverront un jour autre chose que leurs 4 murs.
Ceux qui voient un membre de leur famille malade traverser seul une hospitalisation.
Des femmes qui vivent un deuil périnatal ou une naissance sans le soutien de leurs proches.
Des familles entières qui pleurent leurs morts loin les uns des autres, privés d’un dernier adieu et d’un ultime au revoir.
Des enfants qui se demandent qui viendra les sauver des griffes de la violence.
Des femmes qui surveillent la porte d’entrée en se demandant quand elles devront la franchir pour sauver leur vie et celle de leurs enfants.
Les nouvelles en continue qui nourrissent en boucle l’anxiété collective.
Une population qui se demande comment on peut continuer de scander avec conviction le « Ça va ben aller ».
Parce qu’aucune prestation ne viendra patcher le trou qu’on a dans le cœur et qui prendra des mois, voire des années à s’estomper.
Parce que ça craque de partout.
Parce que le « Ça va ben aller » viendra avec un nombre incalculable de victimes collatérales.
À la fin de cette crise, il faudra collectivement trouver une manière de les aider à mieux aller.
Pour qu’on n’échappe personne entre les craques de nos arcs-en-ciel.