Quand les enseignants sonnent la cloche de la prudence

Quand les enseignants sonnent la cloche de la prudence

PAR ANNIE-PIER COUTURE

L’annonce des mesures de réouverture des écoles et garderies soulève une marée de questions qui restent sans réponse. Si le ton du ministre de l’éducation, Jean-François Roberge, se voulait posé et rassurant, les propos tenus ont, pour leur part, créé un vent d’inquiétudes parmi les enseignants, les éducatrices et les parents des enfants touchés par ces mesures.

Avant toutes choses, à ceux qui répètent sans relâche que nous devons faire confiance aux experts, je vous répondrai que oui, mais je vous demanderai également ce qu’il faut pour être considéré comme un expert? Un poste au ministère? Un sens critique élevé? Une bonne capacité d’analyse?. Est-ce qu’on doit s’empêcher d’écouter l’analyse des gens sur le terrain et ne pas prendre en considération les nombreux angles morts que ces professionnels soulèvent et s’en remettre entièrement « aux experts »? J’ose croire que non. La situation des CHSLD est sûrement le meilleur exemple de ce type d’erreur. Les travailleurs des résidences pour aînés avaient sonné l’alarme auprès des experts bien avant que la situation ne dégénère. On les a fait taire. On a clamé que tout était sous contrôle. Et pourtant…

Que nous disent les professeurs? Que la possibilité de faire respecter la distanciation physique dans leur classe est impossible avec le ratio annoncé. C’est mathématique. Ce n’est pas une question d’opinion. Que leur répond-t-on quand ils demandent à ce qu’on leur fournisse des masques comme leurs collègues des garderies? Que ce n’est pas nécessaire. Qui connait le mieux les élèves? Leur capacité à respecter les consignes? La dynamique des groupes? La personnalité de chaque étudiant? Les enseignants. S’ils étaient convaincus que les mesures de prévention nommées par le ministre étaient applicables sur le terrain comme sur le plan papier, ils seraient les premiers à se réjouir de ce retour en classe. Ils ont envie d’y retourner. Faire une différence pour leurs étudiants. Participer à l’effort collectif face à cette guerre contre le coronavirus. Ils réclament des moyens sécuritaires pour y arriver. Comme les soignants en CHSLD. Tout comme ces travailleurs, les enseignants semblent se buter à un mur et ils voient leurs craintes être banalisées.

Si le retour en classe et en milieu de garde est optionnel pour la majorité des gens, ce choix n’existe pas pour les enseignants et les éducatrices. Ils font face aux mêmes contraintes que les travailleurs de la santé : l’obligation d’exposer leurs propres enfants afin d’aller prendre soin et enseigner à ceux des autres. Que feront les enseignants qui n’auront pas de place en garderie en raison du ratio imposé? Si l’éducatrice en milieu familial tombe malade, qui pourra prendre la relève? Quelles sont les options si le milieu de garde familial ne réouvre pas?

Hier, le ministre Roberge disait que, si les enseignants contractaient la Covid-19, plusieurs alternatives étaient possibles pour les remplacer. Il nous parlait, entre autres, des étudiants en science de l’éducation. D’accord. C’est effectivement une solution possible. Je leur souhaite par contre un parcours moins chaotique que les étudiantes en soins infirmiers qui ont offert leur aide dès les premiers jours de la crise et qui attendent, encore à ce jour, d’être déployées en raison de dédales administratifs. 

Ensuite, que fait-on du lien de confiance? Si la présence de remplaçants est déjà un défi durant une année scolaire régulière, imaginez en contexte de pandémie. Établir un nouveau lien de confiance avec un enseignant en fin de parcours comme ça, ce n’est pas simple, surtout chez les tout-petits. Nos enfants ont besoin plus que jamais de stabilité pour ne pas perdre pied. Surtout si l’argument pour les renvoyer en classe repose sur la socialisation et la sécurité de la routine.

Les enfants vulnérables étaient au cœur des discussions pour envisager une réouverture. Comment les enseignants auront-ils du temps de qualité à consacrer à ces enfants entre le lavage des mains de 15 élèves, en moyenne une dizaine de fois par jour, et ce, en respectant une distance de 2 mètres sans équipement de protection individuelle? Entre les nombreux rappels de respecter la distance physique. Entre les nombreuses désinfections de matériel entre chaque activité? Surtout lorsqu’on considère qu’on demande aux professeurs de maintenir du travail pour trois niveaux de participation : temps plein, temps partiel et à distance. Comment arriver à jongler avec tout ça en offrant de la qualité à tous les étudiants?

Si l’emphase doit être mise sur les élèves en difficultés et ceux dont le milieu familial n’est pas sécuritaire, pourquoi ne pas mettre toute notre attention et nos ressources pour eux dans une première phase? Les faire venir en petit nombre, avec la possibilité de respecter la distanciation et leur offrir un environnement calme pour travailler les problématiques. Déployer toutes les ressources qui sont vraiment nécessaires à leur réussite. Cela offrirait aussi la possibilité aux enseignants d’avoir une période de transition. S’adapter au retour en classe avec un très petit nombre d’étudiants, tout comme l’on fait les milieux de garde d’urgence qui roulaient, selon le ministre Lacombe, avec un taux d’occupation inférieur à 4%. La possibilité de détecter les écueils et les corriger serait vraiment plus aisé.

Une amie enseignante soulevait un point que je trouvais primordial : on leur demande de garder un lien avec les élèves les plus vulnérables en leur demandant de venir en classe. Or, c’est malheureusement trop souvent avec ces élèves que les enseignants n’arrivent pas à avoir de suivi. Garder le contact relève de l’exploit. Vient aussi le sentiment de s’immiscer dans la vie des familles pour recommander fortement la présence à l’école. Le taux d’anxiété est déjà si élevé et la peur de mettre de l’huile sur le feu est grande. Ce qui m’amène la question suivante : qui sera responsable de s’assurer que les plus vulnérables reviennent en classe alors que la présence est volontaire? Quand on sait que même les intervenants de la DPJ n’ont plus accès, ou très difficilement, aux familles connues et suivies pour leurs nombreuses difficultés. 

Certains diront qu’en septembre nous en serons au même point. Nous aurons pourtant un recul de 5 mois sur cette crise. Une meilleure connaissance du virus. La chance de bénéficier de l’expérience des autres pays qui ont tenté un retour en classe (avec un recul de plus de deux semaines pour en évaluer l’impact). Nous aurions le temps de réorganiser l’espace physique des écoles et garderies mieux qu’en catastrophe comme ça sera le cas dans les deux prochaines semaines. Ne vous méprenez pas, je suis très au fait que les enfants sont à faibles risques de complications s’ils contractent le virus. Par contre, l’effet domino de leur contamination et de la transmission est, à ce jour, encore impossible à mesurer puisque c’est une situation qui n’a jamais été vécue jusqu’à maintenant.

Une réouverture est assurément nécessaire pour certains élèves, les enseignants sont d’ailleurs parmi les intervenants les plus aux faits des besoins criants des élèves en difficulté et ceux qui proviennent de milieux socio-économiques plus défavorisés et pour qui le confinement comporte des risques réels. Priorisons le retour de ces enfants, mais prenons aussi le temps d’écouter les professionnels de l’éducation et de la petite enfance qui ont des enjeux qui doivent être entendus afin que cette première grande étape du déconfinement atteigne son but : le bien-être des enfants et la sécurité de ceux qui les entourent.

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